Il y a dans cette ville un génie du lieu que Bouvier tente de saisir, comme Butor le fait à peu près au même moment, avec d'autres villes et pays, dans son livre au titre éponyme. Passionné d'histoire, l'auteur de L'Usage du monde sait que la géographie est aussi inscrite dans un passé qui contribue à la former et à lui donner sens. Certes, Tabriz n'a plus son lustre d'antan. Il n'empêche que la grande diversité ethnique, linguistique et religieuse des habitants de cette ville centre-asiatique contribue à son charme et à son intérêt. On examinera donc la dimension cosmopolitique de Tabriz, ville-monde éloignée du pouvoir central, mais dont la marginalité, précisément, est garante d'un certain art de vivre en même temps qu'elle suscite une forme de créativité.
Tabriz fut un moment de vérité pour Bouvier et Vernet : c'est là que le second prit la décision de ne pas aller jusqu'au bout du voyage et de rejoindre sa fiancée à Ceylan au moment où les deux voyageurs seraient parvenus à Kaboul; le premier, au contraire, bien décidé à « égarer » sa vie « dans un coin de cette Asie centrale dont le voisinage [l'intriguait tellement », voulut faire de cet hivernage ce qu'on pourrait appeler, dans le lexique de l'initiation, une épreuve qualifiante, de façon à « accéder à une intensité qui élève ». Cette intensité, recherchée par Bouvier, est liée à « une philosophie quasi-spirituelle et expiatoire du voyage dont la règle première est qu'il ne faut rien espérer recevoir du monde sans donner quelque chose de soi-même en retour », comme le résume fort bien Halia Koo. Or le narrateur de L'Usage du monde, précisément parce qu'il s'immerge dans un certain nombre de lieux, finit par entretenir un rapport de proximité, voire de ressemblance avec leurs habitants. Bouvier dirait sans doute qu'il n'a pas choisi Tabriz : cette ville excentrée, déchue de son ancienne splendeur, semble s'être imposée à lui et à son compagnon, alors que la neige rendait la route de Téhéran impraticable. C'est pourtant bien là, et non ailleurs, qu'ils ont décidé de s'établir pendant six mois, dans deux chambres mal isolées du froid et en tentant de gagner comme ils pouvaient de l'argent pour subvenir à leurs besoins - Bouvier donnait des leçons de français et rédigeait des articles, Vernet peignait des tableaux pour préparer une exposition à Téhéran. C'est donc ce choix de rester à Tabriz qu'il faut interroger.

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