L'épisode de Tabriz, dans L'Usage du monde, est à la fois singulie et paradigmatique. Singulier parce qu'il s'agit d'une halte de six mois, pendant l'automne et l'hiver 1953-1954. Alors même que Nicolas Bouvier et Thierry Vernet viennent à peine de pénétrer en Asie, après avoir traversé l'Europe orientale et l'Anatolie, ils s'installent dans cette ville du nord-ouest iranien où la neige, abondante, empêche d'emprunter la route menant à Téhéran. Le voyage se transforme momentanément en séjour prolongé, en une immersion dans un petit monde isolé, voire en une sorte d'engourdissement, mi-agréable, mi-inquiétant, dû au froid particulièrement rigoureux qui ralentit les sensations et qui donne le sentiment à Bouvier, lorsqu'il tombe malade, de se trouver « comme dans un moelleux cocon». Cette très longue halte a quelque chose de régressif, dont le narrateur sent lui-même le danger, qu'il exprime par la métaphore du « Léthé », le fleuve de l'Oubli dans la mythologie grecque : on pense, déjà, à l'enlisement du voyageur à Ceylan raconté dans Le Poisson-Scorpion. Mais cette « amnésie » a aussi quelque chose d'un rite initiatique nécessaire, et tout se passe comme si Bouvier avait eu besoin d'une plongée dans cette ville d'Asie centrale a priori peu attrayante, malgré son passé prestigieux, pour donner un socle et une légitimité à sa manière de voyager. Car le narrateur de L'Usage du monde le dit clairement : « J'aime la lenteur. » Contre la figure du touriste pressé mais désireux d'aventures exotiques, dont Loti se moquait déjà, dans Le Désert, mais aussi contre une pratique et une poétique viatiques comme celle de Paul Morand (on sait l'éloge qu'il fait de la vitesse), Bouvier, dans la tradition nervalienne, développe l'idée que le « vrai » voyage est celui où l'on accepte de s'égarer, où l'on s'enracine dans un lieu, et où les rencontres peuvent encore constituer des surprises - quelque chose qui peut transformer le voyageur, fût-ce à ses risques et périls, comme il le dit dans une formule devenue célèbre de l'Avant-propos à L'Usage du monde. En ce sens, Tabriz a donc aussi une dimension paradigmatique pour l'ensemble du récit.
Il y a dans cette ville un génie du lieu que Bouvier tente de saisir, comme Butor le fait à peu près au même moment, avec d'autres villes et pays, dans son livre au titre éponyme. Passionné d'histoire, l'auteur de L'Usage du monde sait que la géographie est aussi inscrite dans un passé qui contribue à la former et à lui donner sens. Certes, Tabriz n'a plus son lustre d'antan. Il n'empêche que la grande diversité ethnique, linguistique et religieuse des habitants de cette ville centre-asiatique contribue à son charme et à son intérêt. On examinera donc la dimension cosmopolitique de Tabriz, ville-monde éloignée du pouvoir central, mais dont la marginalité, précisément, est garante d'un certain art de vivre en même temps qu'elle suscite une forme de créativité.
Tabriz fut un moment de vérité pour Bouvier et Vernet : c'est là que le second prit la décision de ne pas aller jusqu'au bout du voyage et de rejoindre sa fiancée à Ceylan au moment où les deux voyageurs seraient parvenus à Kaboul; le premier, au contraire, bien décidé à « égarer » sa vie « dans un coin de cette Asie centrale dont le voisinage [l'intriguait tellement », voulut faire de cet hivernage ce qu'on pourrait appeler, dans le lexique de l'initiation, une épreuve qualifiante, de façon à « accéder à une intensité qui élève ».
Cette intensité, recherchée par Bouvier, est liée à « une philosophie quasi-spirituelle et expiatoire du voyage dont la règle première est qu'il ne faut rien espérer recevoir du monde sans donner quelque chose de soi-même en retour », comme le résume fort bien Halia Koo. Or le narrateur de L'Usage du monde, précisément parce qu'il s'immerge dans un certain nombre de lieux, finit par entretenir un rapport de proximité, voire de ressemblance avec leurs habitants. Bouvier dirait sans doute qu'il n'a pas choisi Tabriz : cette ville excentrée, déchue de son ancienne splendeur, semble s'être imposée à lui et à son compagnon, alors que la neige rendait la route de Téhéran impraticable. C'est pourtant bien là, et non ailleurs, qu'ils ont décidé de s'établir pendant six mois, dans deux chambres mal isolées du froid et en tentant de gagner comme ils pouvaient de l'argent pour subvenir à leurs besoins - Bouvier donnait des leçons de français et rédigeait des articles, Vernet peignait des tableaux pour préparer une exposition à Téhéran. C'est donc ce choix de rester à Tabriz qu'il faut interroger.
Circuit de voyage en Iran